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l'amour, ceux qui souhaitent, non pas de renverser, mais d'améliorer l'état politique et social qu'il déplore, trouveront grand profit à nombre de critiques judicieuses et d'observations sagaces qui sont semées dans son livre. C'est ainsi que, s'ils savent en profiter, M. Delafosse aura rendu un service sérieux aux partisans du régime qu'il exècre et se trouvera mériter leur reconnaissance.

Il y a quatre ans encore, le nom de Ruskin était presque inconnu du public, même cultivé, en France. Quelques pages de Milsand, de Guyau et de Taine avaient à peine attiré sur lui l'attention d'une élite de curieux. Depuis cette époque, plusieurs ouvrages nous ont fait connaître un des écrivains du XIXe siècle qui en Angleterre ont eu l'influence la plus profonde et la plus étendue. En 1897, M. de Sizeranne, dans un excellent travail, nous présentait Ruskin apôtre de la religion de la beauté. Plus récemment, Mme Jean Brunhes montrait le rôle que l'esprit religieux, l'esprit de la Bible, a tenu dans son œuvre. C'est enfin M. Jacques BARDOUX qui vient de lui consacrer un volume considérable, où il tente de donner un portrait d'ensemble de Ruskin, nous faisant connaître, non seulement le chrétien et le croyant, mais le moraliste et le sociologue qui leur sont si intimement unis'. M. Bardoux a fort bien réussi dans son œuvre. Sans doute, son volume, un peu trop touffu, eût gagné à être élagué; quelques petites querelles de méthode ou d'érudition pourraient lui être faites aisément; dans l'ensemble, son ouvrage est ce qu'il a voulu en faire l'exposé le plus complet que nous voyons sur la vie, la pensée, les idées, la langue du grand écrivain. M. Bardoux, grâce à une connaissance approfondie de l'œuvre de son héros, grâce à beaucoup de finesse de pensée et de délicatesse de sentiment, a réussi à nous rendre sensibles et compréhensibles, non seulement la signification générale de son génie, mais la plupart des détours, des nuances, des originalités si singulières parfois où il s'est complu. Il ne nous a pas présenté un Ruskin cohérent, clair et logique. Ruskin n'a rien été de tout cela. Mais il a permis au public français de le concevoir dans son ampleur et sa complexité et aussi de se rendre compte, autant qu'il en est capable, de l'influence prodigieuse qu'il a exercée parmi ses compatriotes et qui hélas! à l'heure actuelle, est presque déjà un phénomène du passé. Si, en effet, en matière esthétique, les doctrines ruskiniennes ne sont point entièrement périmées, si l'action

1. Jacques Bardoux, le Mouvement idéaliste et social dans la littérature anglaise au XIXe siècle. John Ruskin. Paris, Calmann Lévy, 1 vol. in-12 de XII-594 p.

du maitre persiste encore dans l'art anglais, et même a passé la Manche, ses idées morales, sociales et économiques sont loin d'être en harmonie à l'heure actuelle avec les tendances du peuple anglais. Elles peuvent encore inspirer quelques cénacles, on peut en retrouver la trace dans des tentatives intéressantes. Elles sont fort étrangères aux préoccupations présentes de la nation. Le génie anglais a toujours oscillé d'un idéalisme quasi apocalyptique au plus brutal des réalismes. Au préraphaélisme, à l'heure actuelle, il oppose des préoccupations d'un autre ordre, et l'écrivain qui symbolise son génie n'est plus Ruskin, apôtre de la justice et de la beauté, mais Rudyard Kipling, poète de la force.

M. A. DEGRAND, consul de France à Philippopoli, a profité de son séjour en Orient pour longuement parcourir une des parties les plus curieuses et les moins connues de la Turquie d'Europe, et il a eu la bonne idée de former un intéressant volume de ses Souvenirs de la Haute-Albanie1. « Trouver actuellement en Europe une contrée sans chemins de fer, sans routes, sans voitures, vivant encore de l'existence des temps féodaux, dont toute la population est armée, ayant des lois somptuaires, renfermant dans certaines parties des tribus fanatiques et insoumises » est une bonne fortune dont M. Degrand s'est montré digne en s'appliquant à nous redire l'aspect, les mœurs et les légendes de l'étrange nation parmi laquelle il a vécu. Il y a dans son livre, dénué de prétentions à l'érudition, beaucoup d'observations intéressantes et de souvenirs précieux. On y trouvera plus d'un trait propre à caractériser cette étrange peuplade des Albanais. « Ils semblent avoir erré au hasard dans l'histoire, sans but défini, courant le monde en qualité de mercenaires, servant indistinctement la croix ou le croissant en condottieri et avides d'aventures, devenant de précieux auxiliaires pour leurs maîtres temporaires; la guerre parait avoir été leur vocation, elle exerçait et exerce encore sur eux une vraie séduction.» Les vendettas corses sont des bergeries à côté de l'ardeur sauvage des Albanais à « reprendre un sang. » Il semble que la civilisation occidentale n'est pas près de prendre racine encore dans ce pays si étonnamment protégé de son contact. Les difficultés de tout ordre sont grandes pour l'exploitation économique de ce pays, et il n'est pas à croire que le gouvernement ottoman en triomphe prochainement. D'autre part, « je ne crois pas qu'il y ait en Europe, dit l'auteur, un peuple moins préparé à recevoir le

1. A. Degrand, Souvenirs de la Haute-Albanie. Paris, Welter, 1901, 1 vol. in-8° de 329 p.

précieux, mais parfois dangereux présent qu'on appelle la liberté. » Les haines de village à village rendent d'ailleurs peu vraisemblable toute union en faveur d'un affranchissement. Ils ne sont encore qu'au timide début de la lente évolution qui fera d'eux un peuple civilisé.

Le volume où M. CHÉRADAME a étudié la Question d'Autriche au seuil du XXe siècle1 se recommande sérieusement et aux historiens et aux membres du parlement français, à qui il est dédié. Que l'auteur n'ait pas échappé à quelques erreurs quant aux divers partis qui se partagent la monarchie austro-hongroise, que plusieurs de ses hypothèses ne soient pas échafaudées d'une manière quelque peu artificielle, qu'il ne s'accuse pas chez lui des vues politiques parfois assez contestables, voilà ce que nous ne saurions affirmer. Mais il faut lui être vivement reconnaissant de la clarté avec laquelle il pose le problème de la question d'Autriche à la mort de son empereur actuel, de l'abondance et de la précision avec laquelle il définit la solution pangermaniste et les immenses dangers qu'elle peut faire courir à la paix du monde. La dissolution possible de l'empire autrichien à la mort de son empereur actuel est une hypothèse qui mérite d'être envisagée sérieusement. Le parti pangermaniste en Allemagne et en Autriche l'envisage comme le signal du retour à l'Allemagne de tous les pays autrichiens de langue allemande et de quelques autres. Par une propagande infatigable et active il s'efforce d'avancer cette solution. Et il présente à l'imagination pour un avenir prochain un empire allemand de 70,000,000 d'habitants, dominateur absolu de l'Europe centrale. Il y a lieu de croire que ces idées ne sont pas seulement celles d'un grand nombre de particuliers. M. Chéradame en surprend la trace chez l'empereur Guillaume II lui-même. Elles sont loin cependant d'être en faveur chez la majorité des races autrichiennes et même chez les populations allemandes. A cette solution dangereuse et brutale, la France et la Russie principalement ont tout intérêt à en préférer une autre. Leur effort doit tendre à la conservation intacte de la monarchie de Habsbourg. La forme fédérale peut créer à la fois une indépendance et un lien suffisant parmi les races qui la composent. Son maintien doit être une des préoccupations dominantes des politiques européens soucieux de prévenir une crise que l'on voit nettement se dessiner.

Le volume où M. L. BRÉHIER a écrit l'histoire de l'Égypte de 1798

1. André Chéradame, l'Europe et la question d'Autriche au seuil du XX® s. Paris, Plon et Nourrit, 1901, 1 vol. in-8° de XIII-452 p.

à 1900' est un bon résumé d'histoire générale, bien conçu et d'une exécution digne de toute estime; l'auteur ne s'est point proposé, à proprement parler, de faire œuvre d'érudition. Il a simplement utilisé les documents d'ordre varié, généralement de seconde main, qui ont été publiés sur l'histoire d'Égypte, et, au moyen d'une critique prudente, il s'en est servi pour écrire un volume d'histoire clair et agréable. Les chapitres sont terminés par des bibliographies, sinon absolument complètes, au moins judicieusement établies et suffisantes. En même temps qu'un exposé exact des faits, M. Bréhier offre au lecteur le moyen de se faire, s'il le désire, une opinion personnelle. Son livre est, dans le sens élevé du mot, un bon livre de vulgarisation scientifique. Il s'adresse, comme c'était le dessein de l'auteur, à tous ceux qui veulent éclairer leur opinion sur cette question d'Égypte si brûlante et si grosse de difficultés dans l'avenir. S'abstenant de tout ce qui pouvait paraître s'écarter de l'histoire pure, M. Bréhier s'est dispensé d'entrer dans le détail des problèmes européens soulevés par la question d'Égypte. Dans la conclusion même de son livre, il s'applique à déterminer le concours respectif qu'ont apporté au développement de l'Égypte les trois influences qui s'y sont superposées (Mamelucks, Français et Anglais) beaucoup plus qu'à en discuter la nature et les chances d'avenir. Si quelquefois on souhaiterait quelque chose de plus personnel dans les appréciations de M. Bréhier, on ne peut que reconnaître l'attitude de correction historique qu'il s'est imposée. N'oublions pas qu'un bon index alphabétique achève de rendre commode le maniement du volume.

Il y aurait une forte exagération à dire que le gros livre dans lequel M. Henri CORDIER vient de commencer l'Histoire des relations de la Chine avec les puissances occidentales de 1860 à 19002 est d'une lecture facile. Au cours de longs séjours en extrême Orient, M. Henri Cordier a acquis une connaissance approfondie des choses chinoises, des Européens ou des hommes d'État chinois. qui y ont joué un rôle, et a réuni un grand nombre de documents de tout genre, pièces officielles, lettres, rapports, protocoles, articles de journaux, etc. Il est bien regrettable qu'il n'ait pas apporté plus de coquetterie et de souci artistique à nous faire profi

1. Louis Bréhier, l'Égypte de 1798 à 1900. Paris, Combet, 1 vol. in-8° de XII-334 p.

2. Henri Cordier, Histoire des relations de la Chine avec les puissances occidentales, 1860-1900. T. I : l'Empereur Toung-Tche (1861-1875). Paris, Alcan, 1901, 1 vol. in-8° de 570 p.

ter de sa science. Son plan semble en effet s'être borné à prendre par ordre à peu près chronologique les principaux événements de l'histoire diplomatique de la Chine sous le règne de T'oung-Tché et, à propos de chacun d'eux, avec ou sans une brève introduction rétrospective, à reproduire, avec ou sans commentaire, tous les documents qu'il possédait sur le sujet, en les accompagnant de notices biographiques relatives à tous les fonctionnaires européens qui y ont joué quelque rôle. Un ouvrage ainsi conçu, rempli de renseignements utiles qu'on ne trouverait pas ailleurs, présente un aspect malheureusement confus; notre ignorance complète des choses chinoises nous rend encore plus difficile de nous débrouiller au milieu des détails généalogiques, administratifs, géographiques, etc., que M. Henri Cordier a accumulés sans les éclairer suffisamment. Et le lecteur ferme son volume avec un sentiment d'humiliation personnelle où il entre un peu de rancune contre l'écrivain qui, ayant en main et en tête la matière d'un livre intéressant, n'a pas mis plus d'ordre et de lumière dans ce chaos diplomatique.

Le volume que M. Albert MÉTIN a rapporté d'un voyage d'études autour du monde et qu'il a intitulé le Socialisme sans doctrine : Australie et Nouvelle-Zélande', mérite de retenir tout particulièrement l'attention des historiens et des sociologues. S'il y a près de cinquante ans que furent prises en Australie les premières mesures de législation ouvrière, c'est au cours de ces dix dernières années qu'elles se sont multipliées d'une manière significative; c'est notamment au cours des cinq dernières que la Nouvelle-Zélande est devenue la terre d'élection du « socialisme d'État. » M. A. Métin a décrit l'organisation sociale de ces régions et le régime légal qui s'y est établi avec la clarté, la précision et l'impartialité de la meilleure méthode historique. Il a donné le détail des différentes législations en même temps qu'il en a fait nettement comprendre le caractère général, qui est qu'elles n'ont été dictées par aucune idée théorique, mais uniquement par des suggestions d'ordre matériel. Les résultats lui en paraissent en somme satisfaisants au point de vue de l'ouvrier australien, dont les conditions de vie sont bonnes sans que le développement de l'industrie ait eu à souffrir des hauts salaires et de la réduction des heures de travail. Un des résultats imprévus de sa diffusion de l'aisance parait être la diminution graduelle de la natalité qui parfois descend presque au niveau des statistiques françaises.

1. Albert Métin, le Socialisme sans doctrines. Australie et Nouvelle-Zélande. Paris, Alcan, 1901, 1 vol. in-8° de п-281 p.

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