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trois grosses anchres l'avoient rendu immobile contre cette tempeste, nous ne nous en aperçûmes presque point... La tempête cessa avec la pluie. Néanmoins, comme je vis que le matin on ne parloit point de se remettre en mer, parce qu'elle n'estoit pas tout à fait tranquille, je descendis dans l'île une seconde fois1. » La plupart des voyages du Levant nous racontent de pareilles relâches en ce canal de Kos ou sur les côtes de l'île. Or, la ville de Kos n'a qu'un port incommode et périlleux2. La pointe sablonneuse ou marécageuse qui le forme est bordée de roches et de basfonds. Ce n'est pas une rade à vrai dire. Le vent est-nord-est et le siroco y soufflent en rafales et des orages y tombent du haut des montagnes d'Asie. La plupart des voiliers ne peuvent tenir en ce mouillage. Ils doivent aller chercher refuge sur la côte asiatique, dans le port de l'ancienne Halikarnasse. La rade d'Astypalée, au contraire, offre sur la côte méridionale de l'île un excellent abri. Toute cette côte sud de l'île est fermée aux vents du nord par la masse même et les hautes montagnes de l'île, et une sorte de queue montagneuse s'arrondit encore à son extrémité occidentale, pour protéger des vents d'ouest la rade d'Astypalée. Cette rade, close de deux côtés, serait ouverte aux vents du sud si un îlot ne se dressait au-devant de la côte, formant ainsi un bon mouillage où les caïques tiennent contre toutes les tempêtes. Les Génois ou les chevaliers de Rhodes trouvèrent jadis cet îlot de bonne prise. Ils s'y installèrent, le couronnèrent de fortifications, et leurs murs ruinés lui ont valu le nom de Palaio-Kastro ou Palaio-nisi : c'est l'exact équivalent de notre 'Actuñáλata.....3. Ici encore, il semble donc que la Vieille Ville ne soit pas un établissement indigène, mais une station de marins étrangers. Avant les Hellènes, cette Astypalée fut aux mains ou dans la clientèle d'un peuple de la mer. »

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Enfin, la dernière de nos Astypalées insulaires est située sur l'isthme étroit qui rattache les deux masses rocheuses de l'île Stampalia. Elle domine les deux rades peuplées d'îlots. Elle trempe dans les deux mers du sud et du nord. C'est, à tous points de vue, le type même de ces villes neuves, dont parlait Thucydide, « installées sur les isthmes pour la facilité du commerce. » Ici encore,

1. Pietro de la Valle, I, p. 193.

2. Instr. naut., n° 778, p. 277 et suiv.

3. O. Rayel, Mém, sur l'ile de Kos, p. 59.

un vieux château franc ou vénitien, que nous signalent les Instructions nautiques, dit assez quelle relâche commode offrait aux corsaires et trafiquants latins l'une ou l'autre des deux rades.

En résumé, de toutes ces 'Actuaλatz, aucune ne répond ni à l'idée que les Grecs se faisaient d'une ville vieille hellénique, ni aux éternelles nécessités qui, dans la Méditerranée, déterminent tout vieil établissement indigène. Au contraire, les Astypalées d'Attique, de Carie, de Kos et de Stampalie correspondent admirablement aux préoccupations et aux habitudes constantes des marins étrangers, débarqués et installés sur une côte barbare. En Asie Mineure, les Crétois, premiers fondateurs de Milet, ont installé leur forteresse au-dessus de la mer, à l'endroit où se trouve aujourd'hui Milet-la-Vieille, xtíopa Konτixòv úπÈρ TŶs θαλάττης τετειχισμένον ὅπου νῦν ἡ Παλαιμίλητός ἐστι2. En Espagne, les Grecs d'Emporion ont leur vieille ville sur un petit îlot côtier, et leur ville nouvelle est sur le continent, séparée en deux par une muraille ville des indigènes et ville des Grecs3. Mais nos Astypalées répondent tout particulièrement aux descriptions que Thucydide nous donne des débarcadères phéniciens sur les cotes siciliennes, ἄκρας τε ἐπὶ τῇ θαλάσση ἀπολαβόντες καὶ τὰ ἐπικείμενα νησίδια ἐμπορίας ἕνεκεν. Or, dans la legende, une 'Actunázta est fille de Phoinix et sœur d'Europe elle a de Poseidon un fils, Ankaios, qui devient roi de Samos. 'Actuñáλatα est aussi mère d'Eurypylos, roi de Kos. Une autre 'Actutáλy, fille aussi de Phoinix et sœur d'Europeia, avait donné son nom à l'île d'Astypalée. N'avons-nous pas dans cette légende le souvenir d'une Méditerranée phénicienne dont les embarcadères, délaissés par les Grecs, devinrent pour eux des « villes vieilles? »

Cet exemple d'Astypalée, même si l'on n'accepte pas la dernière hypothèse, nous prouve tout au moins l'existence de marines antérieures aux Grecs et la survivance de leurs « témoins >> topologiques. Il est une multitude de faits pareils qui, tous, après examen, conduisent au même résultat. Déjà, dans l'antiquité, quelques-uns

1. Instr. naut., no 691, p. 218.

2. Strabon, XIV, 634.

3. Strabon, III, 160.

4. Thucydide, VI, 2.

5. Roscher, Lexic. Mythol., s. v. Astypalaia.

de ces faits avaient excité la curiosité ou scandalisé le bons sens populaires. Les Grecs ne pouvaient comprendre l'aveuglement de leurs ancêtres, qui follement s'étaient installés en tels endroits incommodes ou peu avantageux, quand, tout près de là, un site merveilleux s'offrait à la fondation d'une cité hellénique. Aux portes du Bosphore, les Mégariens, disait-on, avaient fondé Chalcédoine. Cette ville, sur les falaises de la côte asiatique, n'avait qu'un très mauvais mouillage et des eaux peu poissonneuses. Sur la côte européenne, en face, la Corne-d'Or offrait le meilleur port de la Méditerranée, avec des plages, des aiguades et des bancs de thons qui assuraient la richesse d'une ville populeuse. Aussi, la Pythie s'était moquée des Mégariens « aveugles » et elle avait envoyé des colons plus avisés fonder Byzance en face des Aveugles, ἀπενάντιον τῶν τυφλῶν.

De même, dans l'onomastique primitive, combien de noms semblaient étranges ou mystérieux aux Hellènes de l'histoire et combien de beaux calembours ils inventèrent pour expliquer ces rébus! De ces noms, quelques-uns ne nous ont été transmis que par leurs géographes. Mais la plupart nous ont été conservés aussi par l'usage populaire : ils nous servent encore aujourd'hui pour désigner, par exemple, les îles de l'Archipel; Syra, Naxos, Sériphos, Siphnos, Paros, Corcyre, les îles grecques portent encore des noms antéhelléniques, des noms qui, du moins, ne présentent aucun sens en grec et ne semblent pas grecs d'origine. A travers toutes les thalassocraties antiques, modernes et contemporaines, ces vieux noms ont en quelque sorte surnagé jusqu'à nous. Si parfois ils ont été recouverts par les apports des marines plus récentes, ils ont rapidement émergé à nouveau et leur engloutissement n'a été que passager : la Thèra des Hellènes est redevenue la Thèra des Grecs modernes après avoir porté quelque temps un badigeon italien ou franc sous les vocables de SainteIrène ou Santorin.

Car les couches successives de l'onomastique méditerranéenne ne se sont pas toujours exactement, parallèlement, superposées et recouvertes l'une l'autre. Elles ne se présentent pas à notre étude en une série verticale de tranches horizontales et continues. Il y a des plissements, des effondrements, des dislocations qui parfois interrompent la succession régulière, engloutissent les couches supérieures et font émerger celles du fond. Il y a aussi

REV. HISTOR. LXXVII. 1er FASC.

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des points qui semblent dès l'origine être demeurés stables et émergés. Dans notre Méditerranée actuelle, nous pouvons apercevoir à la surface ou atteindre à une faible profondeur les témoins onomastiques de l'époque préhellénique. Sur nos côtes de Provence, Monaco paraît remonter au delà de l'Hercules Monoecus des Romains et de l' 'Ipxxλñç Móvotxos des Grecs, jusqu'à un original sémitique. Près de Baléares, dans Iviça, affleure à nouveau le vieux nom phénicien que les Grecs recouvrirent de leur IIitóovca, mais que les Romains remirent au jour dans leur Ebusus. La toponymie peut donc, elle aussi, pour cette période préhellénique, nous fournir d'abondants matériaux et compléter l'œuvre de la topologie... L'étude des noms prêtera souvent à l'étude des sites une aide appréciable.

Mais il faut se méfier un peu de cette aide. Le même exemple d'Astypalée pourrait nous montrer encore les dangers de l'argument toponymique et de quelles précautions il faut s'entourer avant de risquer une étymologie ou de la tenir pour certaine. Kiepert, ayant terminé son étude des 'Actuлáλata, conclut que le site n'étant pas grec, le nom ne doit pas l'être non plus. Il propose une étymologie sémitique. De la racine hébraïque Sapal ou Saphal (être bas), il tire une forme verbale, istapel, et il s'efforce de montrer que toutes les Astypalées sont situées en contre-bas, d'où leur nom. S. Bochart lui-même n'avait pas mieux trouvé, Astippela ab humilitate dictum. Ce n'est pas que je veuille médire de S. Bochart; mais il a été, je crois, la plus illustre victime de la fureur toponymique en ce xvII° siècle, où pourtant elle fit rage. S. Bochart (1599-1667), qui fut un des philologues les plus érudits de l'École normande et que Bayle proclamait l'un des plus grands savants du siècle, jouit aujourd'hui d'un oubli parfaitement immérité. Souvent, on l'utilise sans le citer. Kiepert croit découvrir des choses nouvelles que depuis deux cents ans Bochart avait inventées. C'est le sort commun de tous les érudits français du XVIIe siècle.

S. Bochart avait reconstitué, en deux livres, la Géographie sacrée. Le premier de ces livres, intitulé Phaleg, était consacré aux Pays de l'Écriture et traitait, dans ses quatre parties, de la Division des Races et des trois Descendances de Sem, Japhet et Cham. Le second, intitulé Chanaan, étudiait, en ses deux parties, la colonisation phénicienne et la langue

phénicienne et punique. Chanaan seul nous intéresse. Par l'examen des légendes et des noms de lieux, grâce à une connaissance admirable de tous les auteurs de l'antiquité classique, historiens, géographes, poètes ou mythographes, grâce aussi, il faut bien l'avouer, à une faculté moins admirable de trouver dans l'une quelconque des langues sémitiques une étymologie pour tous les noms propres, grecs ou romains, Bochart était arrivé à reconstituer une Méditerranée phénicienne en Chypre, en Égypte, en Cilicie, en Pisidie, en Carie, à Rhodes, à Samos (on pourrait continuer ainsi, par la seule énumération des trente-six premiers chapitres, tout le périple de la mer Intérieure), partout il retrouvait les « témoins » de la colonisation semitique. Aucun littoral n'échappait à ses prises de possession pour le compte des Phéniciens. Il hésitait même à nier (chap. xxxvII) que l'Amérique fût restée en dehors de leur clientèle. Il savait (chap. XLII) que la langue des Gaulois avait plus d'une ressemblance avec celle des Phéniciens.

Malgré toutes ses erreurs, S. Bochart est d'une fréquentation profitable, aujourd'hui que triomphe le préjugé exactement contraire. Fondée sur la Bible et sur le préjugé de l'infaillibilité biblique, la théorie de Bochart s'écroula avec le préjugé1. Le XVIIIe siècle, séparant la vérité de la religion, sépara aussi « l'histoire sainte » de l'histoire et chassa Phéniciens et Juifs de l'antiquité philosophique. Il est grand temps de revenir à certaines conceptions de Bochart. Mais il faut profiter de son exemple pour éviter certains de ses errements. A le lire, on s'aperçoit bientôt d'où provient surtout la faiblesse de son argumentation et la fantaisie de ses découvertes. C'est que, d'habitude, il n'envisage qu'un seul nom à la fois. Il ne reconstitue presque jamais la classe ou la série à laquelle ce nom peut appartenir. Il n'en recherche pas les similaires ou les complémentaires. Il procède presque toujours sur un fait isolé, et il voudrait en tirer une loi générale. Le vice de la méthode saute aux yeux. Mais la correction est fournie par Bochart lui-même. En deux ou trois points, il est arrivé à des résultats indiscutables2; c'est qu'alors il s'est donné la peine de collectionner un grand nombre

1. Je le citerai d'après la 3e édition de 1692.

2. Cf. H. Lewy, Die Semit. Fremdw., p. 36 et suiv.

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