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des Grecs et en font le port de la Maigre. Les Anglais prennent le Livorno des Italiens et en font leur Leghorn (Corne de Jambe?). Les Romains, dans l'antiquité, avaient de même tiré de l'Ogilos des Hellènes leur Aegilia. Nous verrons les Hellènes, par le même procédé, tirer des Roches phéniciennes (Solo) leurs villes de Solon, Soloi, ou des Caps phéniciens (Ros) leurs promontoires des Rhodiens, Rhodos, ou des Haltes phéniciennes (Minoha) leurs colonies de Minos, Minoa. Parfois, de tels calembours sont à nouveau traduits par quelque successeur les Italiens ayant pris l'Hymettos des Hellènes en firent leur Mont-du-Fou, Il Matto, que les Turcs traduisirent en Deli-Dagh, et les Grecs modernes, ayant traduit le turc, disent Trèlovouno.

Transcription, traduction ou calembour populaire, toute onomastique empruntée subit l'une de ces trois opérations. Devant un système à ouvrir, il faut donc envisager ces trois explications possibles, et l'on peut hésiter entre trois clefs avant de se décider, il faut hésiter entre elles. Si Kiepert, pour Astypalée, a sûrement fait erreur, c'est qu'il n'a pas songé que ce nom authentiquement grec, appliqué à un site étranger, pouvait être cependant dérivé, par traduction, d'un original étranger... Mais, entre ces trois clefs, laquelle choisir? Quels indices trouver pour l'emploi de chacune dans chaque cas particulier? On ne saurait avoir trop de défiance. Mais je crois que, pour diminuer les chances d'erreur ou les écarts de fantaisie, une règle stricte pourrait être posée la règle des doublets.

J'entends par là qu'une hypothèse étymologique ne doit être tenue pour entièrement valable que si elle s'appuie sur un doublet. Les Grecs, à la côte d'Afrique, ont un promontoire qu'ils nomment Mégalè Akra, ce qui veut dire en grec le Grand Cap: ils le nomment aussi Rous Adir, ce qui ne veut rien dire en grec. Mais, dans les langues sémitiques, ce nom signifierait pareillement le Grand Cap ou la Grosse Tête. Megalė Akra et Rous Adir forment donc un doublet gréco-sémitique, et, sûrs du premier terme, nous pouvons, je crois, affirmer le sens précis

mande par sa hauteur toutes les autres îles... » De même encore, d'Arvieux, II, p. 10 « Les gens du pays appellent ce port Hheifa et les Francs Catfa, parce qu'ils prétendent qu'il a été rebâti par le grand-prêtre Caiffe. » Nous avons en ce dernier exemple l'équivalent de Soloi, ville de Solon.

et l'origine du second. Car nous savons par l'histoire que les Grecs ont succédé aux Phéniciens sur ces côtes africaines. Or, nous voyons bien, par l'histoire constante de la Méditerranée, comment les marines successives se transmettent leurs noms de lieux en se les expliquant et comment les nouveaux venus traduisent l'onomastique de leurs prédécesseurs tout en conservant parfois les noms originaux à côté de la traduction. Les Vénitiens et les Génois apprennent des Byzantins le nom de Montagne Sainte pour l'Athos peuplé de moines ils acceptent le nom grec Hagion Oros, mais ils le traduisent aussi en italien, Monte Santo. Toutes les thalassocraties méditerranéennes en ont usé de même. Dans la couche hellénique, on trouve en abondance de pareils doublets, qui donnent une certitude absolue sur certains problèmes des origines grecques. Quand la plupart des îles de l'Archipel portent à la fois deux ou trois noms; quand de ces noms l'un est sûrement grec, "Ayn, l'Écume, et quand l'autre, Kásos, expliqué par une étymologie sémitique, ramène au même sens d'Écume, on peut affirmer, je crois :

1° Que "Ayvn-Kásos forment un doublet gréco-sémitique; 2o qu'une thalassocratie sémitique occupa jadis l'Archipel et que la phrase de Thucydide est l'écho d'une tradition digne de foi, l'expression d'une vérité historique, nullement légendaire : « Les insulaires étaient des Kariens et des Phéniciens; car ces deux peuples avaient colonise la plupart des iles, οἱ νησιῶται Καρές τε ὄντες καὶ Φοίνικες οὗτοι γὰρ δὴ τὰς πλείστας τῶν νήσων ᾤκησαν. »

Que l'on prenne bien garde à cette double affirmation. Elle contient en germe toute notre thèse. C'est une série de doublets gréco-sémitiques qui nous entr'ouvriront le mystère des origines grecques. C'est une série de doublets qui nous montreront les échanges de mots, de produits et d'idées entre les Pheniciens et les plus anciens habitants des terres helléniques. Or, je crois cette méthode inattaquable. Si une étymologie peut toujours être discutée, mise en doute et rejetée, je crois qu'un doublet porte en lui-même sa preuve d'authenticité. Un esprit critique peut repousser l'étymologie la plus vraisemblable, sous prétexte que toutes les rencontres sont possibles et qu'un nom grec peut ressembler à un mot phénicien sans en être dérivé ou sans lui avoir servi de

1. Thucydide, I, 8.

modèle. Mais, en face d'un doublet, la certitude s'impose à tout homme de bonne foi, pourvu que le doublet soit bien établi, pourvu que les deux termes s'appliquent bien à une seule et même chose et que la chose convienne au double nom; quand il s'agit d'onomastique, il faut que le doublet toponymique soit bien le nom d'un seul et même site et il faut qu'il soit en concordance avec la topographie et la topologie de ce lieu.

III.

Toponymiquement comme topologiquement, plus on explore la Méditerranée et mieux on voit l'énorme quantité de matériaux encore inexploités qu'elle offre pour la reconstitution des thalassocraties primitives. Toutes les îles de l'Archipel, tous les cantons de l'Hellade nous offrent quelque site de Vieille Ville antérieure aux Hellènes et que les Hellènes ont délaissée. Les grands sanctuaires grecs, Delphes, Olympie, Eleusis, etc., semblent tous appartenir à cette même époque préhellénique. Que sont aux temps historiques les grands ports de l'épopée, Ithaque, Pylos, Aulis, Iolkos, etc.? Sur toutes les plages de débarquement, à tous les détroits, aux environs de toutes les pêcheries, les doublets gréco-sémitiques abondent. Il suffit de les ramasser. Ils se présentent d'eux-mêmes quand une fois on a commencé de les réunir. Bref, les mers de l'Hellade offrent tous les matériaux toponymiques et topographiques pour l'étude de cette période antérieure aux Grecs, qui certainement a existé, qui a duré plusieurs dizaines de siècles peut-être, et qui, bien explorée, finira quelque jour par rejoindre l'histoire toute moderne des Hellènes aux vieilles histoires des Égyptiens et des Sémites.

Mais, au cours de cette étude, on ne tarde pas à faire une autre découverte : c'est que les poèmes homériques sont une description ou tout au moins un souvenir fidèle de cette Méditerranée des origines. L'Épopée homérique, grâce à W. Helbig, a éclairé toutes les découvertes de l'archéologie égéenne ou mycénienne, préhellénique. Et, réciproquement, cette archéologie a élucidé ou mis en valeur bien des détails, bien des mots, bien des épisodes de l'Épopée, que l'explication littérale ou littéraire des philologues n'avait pas compris. La géographie homérique peut conduire à un double résultat similaire. L'Odysseia, surtout,

apparaît bientôt comme une mine de renseignements précis. Car ce n'est pas l'assemblage de contes à dormir debout que les vains littérateurs nous présentent. C'est un document géographique qui nous dépeint une certaine Méditerranée avec ses habitudes de navigation, ses théories du monde et de la vie navale, sa langue, ses instructions nautiques et son trafic. Or, cette Méditerranée odysséenne est aussi la Méditerranée des origines et des doublets gréco-sémitiques, et l'Odysseia peut nous faire connaître le temps lointain où des Phéniciens et des Kariens occupaient les îles. Réciproquement, cette Méditerranée des origines, une fois explorée, nous explique l'ensemble et le détail des aventures odysséennes. Ulysse ne navigue plus dans une brume de légende en des pays imaginaires. De cap en cap, d'île en île, il cabote sur les côtes italiennes ou espagnoles. Les monstres atroces qu'il rencontre, cette horrible Skylla, qui, du fond de sa caverne, hurle comme un jeune chien à l'entrée du détroit,

ἔνθα δ' ἐνὶ Σκύλλη ναίει δεινὸν λελακυῖα

τῆς ἤ τοι φωνὴ μὲν ὅση σκύλακος νεογιλῆς...!.

nos marins la connaissent et nous la signalent dans les parages du détroit de Messine: « En dedans du cap s'élève le mont Scuderi, qui a 1,250 mètres de hauteur. Auprès du sommet aplati de cette montagne, il existe une caverne d'où le vent sort en soufflant avec une certaine violence2. »

Nous aurons souvent à citer ces Instructions nautiques. C'est, je crois, le meilleur commentaire de l'Odyssée. Les anciens avaient coutume de chercher dans les poèmes homériques la source de toute science et de toute vérité. Pour l'Odysseia, cette conception me semble plus juste qu'on ne pourrait croire. A ne voir en effet dans l'Odysseia qu'une suite de légendes et qu'une œuvre d'imagination, on s'éloigne d'un juste sentiment des choses. Il vaut mieux la rapprocher de tels ou tels poèmes géographiques, demi-scientifiques, utilitaires, que composèrent ou traduisirent les Grecs et les Romains pour codifier leurs découvertes et celles d'autrui. Il y aurait quelque irrévérence sans doute et une grosse erreur à pousser jusqu'à l'extrême

1. Odyssée, XII, 86-87.

2. Instruct. naut., n° 731, p. 249.

ce rapprochement entre Homère et Scymnus de Chios ou Aviénus. Il faut pourtant l'avoir présent à l'esprit. Il ne faut jamais oublier les tendances utilitaires de l'esprit grec :

κοινὴν πᾶσι τὴν εὐχρηστίαν

διὰ σὲ παρέξων τοῖς θέλουσι φιλομαθεῖν.

Leurs poètes les connaissent et s'adaptent à leurs goûts. Ces marins écoutent plus volontiers les vers qui peuvent les servir dans leurs navigations. Tout en passant une heure agréable, ils veulent apprendre les chemins des eldorados, la longueur du voyage et le retour à travers la mer poissonneuse,

ὅς κέν τοι εἴπῃσιν ὁδὸν καὶ μέτρα κελεύθου
νόστον θ ̓, ὡς ἐπὶ πόντον ἐλεύσεαι ιχθυόεντα.

Il faut donc étudier et traduire l'Odyssée, non pas à la façon des rhéteurs et manieurs de Gradus, qui n'y voient qu'un assemblage de beautés et d'épithètes poétiques. Dès l'antiquité, certains ne tenaient Homère que pour un conteur de fables : « Eratosthène, dit Strabon, prétend que tout poète ne cherche que l'amusement et non la vérité3. » Mais une école adverse, celle << des plus homériques qui suivent vers par vers l'épopée, » οἱ δ' ὁμηρικώτεροι τοῖς ἔπεσιν ἀκολουθοῦντες, savarent que la geographie d'Homère n'est nullement inventée, que « le poète est, au contraire, le chef de la science géographique, apxnyétns tÕs YEWYрapixйs &μжapíaç»: ses récits sont exacts, « plus exacts bien souvent que ceux des âges postérieurs; ils contiennent sans doute une part d'allégories, d'apprêts, d'artifices pour le populaire; mais toujours, et surtout dans les voyages d'Ulysse, ils ont un fondement scientifique, δι ̓ ἀκριβείας Ὅμηρος καὶ μᾶλλον γε τῶν ὕστερον μυθολογεῖται, οὐ πάντα τερατευόμενος, ἀλλὰ καὶ πρὸς ἐπιστήμην ἀλληγορῶν ἢ διασκευάζων ἢ δημαγωγῶν ἄλλα τε καὶ τὰ περὶ τὴν Ὀδυσσέως πλάνην 4. » Plus on avance dans l'étude de l' Ὀδυσσέως káv et mieux on vérifie la justesse de cette phrase. Les descriptions homériques les plus apparemment fantaisistes ne sont toujours qu'une exacte, très exacte copie de la réalité. Le plus

1. Scymn. Chi., v. 9-10.
2. Odyssée, IV, v. 389-390.
3. Strabon, I, p. 7.

4. Strabon, I, p. 1 et 18.

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