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L'ÉTUDE

DES

ORIGINES GRECQUES

(Suite et fin1.)

II.

Les arguments littéraires et archéologiques ne peuvent résoudre le problème des Origines grecques. Mais l'étude des sites, la topologie, parviendrait, je crois, à nous donner une solution. Cette << géologie des sites » arriverait à classer les périodes et à dater les fossiles de l'archéologie. Les faits qu'elle nous révélerait auraient sur les monuments archéologiques deux grands avantages. Ils sont localisés dans l'espace ils appartiennent sûrement à tel pays, à tel site. Ils sont presque toujours localisés dans le temps ils peuvent être sériés et datés avec quelque approximation. Nous aurions donc une géographie certaine et une chronologie vérifiable, tout au moins les grandes lignes d'une géographie et d'une chronologie, le cadre et la charpente d'une histoire rationnelle. Car l'histoire de la Méditerranée peut se comparer à un terrain sédimentaire où, couches par couches, les marines successives ont laissé leurs traces. Ces dépôts, plus ou moins épais, sont de nature et de teintes différentes. Ils ont des traits communs; mais chacun d'eux a aussi des particularités très caractéristiques.

Ils ont des traits communs parce qu'à travers tous les siècles et toutes les civilisations, la Méditerranée conserve son régime des vents, son allure générale des courants et des côtes, son cli

1. Voir Revue historique, t. LXXVI, p. 1.

REV. HISTOR. LXXVII. 1r FASC.

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mat, sa faune, sa flore, etc. Par le seul fait qu'elle est méditerranéenne, une marine doit se plier à certains usages, adopter une certaine nourriture et un certain genre de vie, conformer ses routes aux vents, ses établissements aux lieux et productions, etc. Nous avons déjà vu comment et pourquoi une « échelle » méditerranéenne sera toujours différente d'un port atlantique. A travers toute l'histoire, cette différence s'est maintenue jamais un port méditerranéen n'a pu s'établir à la bouche même d'un fleuve. Si, d'une marine à l'autre, les grands ports méditerranéens sur une même côte se sont déplacés, c'est que les fleuves eux-mêmes déplaçaient leurs embouchures. Milet, fermée par les boues du Méandre, fit place à Éphèse, que fermèrent ensuite les boues du Caystre. Smyrne prit la place d'Ephèse; mais nous pouvons prévoir qu'avant deux siècles les boues de l'Hermos auront tué Smyrne à son tour... Ces causes permanentes, avec leurs effets permanents, peuvent être étudiés dans n'importe quelle période de l'histoire méditerranéenne. Connus pour une thalassocratie, ces effets peuvent être, sans chance d'erreur, transportés à une autre thalassocratie. Nos Instructions nautiques régissent déjà les navigations grecques et romaines. Les portulans et les voyageurs de la période « franque » fournissent, nous le verrons, le véritable commentaire des navigations d'Ulysse et l'explication rationnelle de ce que nous appelons, faute d'étude suffisante, les légendes de l'Odyssée.

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Mais chaque période eut aussi ses particularités, et de deux sortes au moins, les unes de faits, les autres de mots. Car chacune des puissances thalassocrates apportait avec elle ses habitudes nationales, sa civilisation, ses mœurs propres, ses préférences et ses antipathies. Et chacune apportait sa langue ou son dialecte.

Langue ou dialecte ne tardaient pas à se fixer au dehors, à s'infiltrer dans le langage des « peuples de la mer. » Les thalassocrates imposaient une onomastique à leurs sites préférés l'onomastique méditerranéenne garde encore des noms de lieux phéniciens (Tyr, Saida, Carthage, Malaga), grecs (Nauplie, Seleucie, Alexandrie, Palerme, Agde, Empurias), romains (Valence, Port-Vendres, Cherchell, Césarée), arabes, italiens, etc., etc. Les thalassocrates répandaient leurs termes de commerce, noms de mesures, de monnaies, de marchandises: la langue ou le sabir commercial de la Méditerranée garde encore

le souvenir des Phéniciens (sac, vin, thon, aloès, etc.), des Grecs et de tous leurs successeurs.

Les habitudes aussi se traduisaient et se fixaient au dehors, dans le choix des routes (l'Archipel du xvш siècle a ses routes des Anglais et des Hollandais, et ses routes des Français), dans le choix des relâches aussi (venus de l'ouest, Français et Anglais ne rencontrent pas la terre au même point que les Arabes, Grecs ou Phéniciens venus de l'est), dans l'aménagement des entrepôts (l'Anglais, pour son charbon, a besoin d'autres quais et d'autres docks que le Franc pour ses draps, l'Arabe pour ses épices ou le Grec pour sa poterie) et dans la situation même des débarcadères (un vaisseau d'aujourd'hui, calant cinq ou six mètres, ne peut s'arrêter aux mêmes plages que les barques à fond plat des Anciens). A chacune de ces marines différentes, il fallut des ports différents, des voies de terre et de mer, des stations de ravitaillement ou de défense, des aiguades toutes différentes. Toutes les fois que l'une de ces thalassocraties disparut, faisant place à quelque rivale, ses aiguades (les gens de Paros se souviennent encore des séjours que faisait le capitanpacha dans leur port de Trio au temps de la thalassocratie turque), ses stations et relâches (les Provençaux n'ont pas oublié les anses où débarquaient les pirates sarrasins), ses routes (les chemins des Francs existent encore en Morée) demeurèrent dans le souvenir des hommes, et, gardant un nom étranger, elles formèrent l'une des couches de l'histoire méditerranéenne.

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Cette histoire n'est donc qu'une série de couches empilées. Même sans grande habitude, il est facile de discerner ces couches et de les séparer les unes des autres. Dans chaque couche prise à part, il est facile aussi de déterminer la raison des emplacements choisis et des routes fréquentées, c'est là ce que j'appelle la besogne topologique, et il est non moins facile d'expliquer le sens de l'onomastique imposée, c'est le rôle de la toponymie. Topologie et toponymie, ces deux études combinées arrivent sans peine à déterminer les éléments de ces différents terrains. Puis, elles peuvent remonter aux causes et reconstituer dans ses grandes lignes chacune de ces époques commerciales. Origine, extension et durée, pour chaque thalassocratie, elles nous dresseront une chronologie et une géographie d'ensemble. Mais elles parviendront surtout à pénétrer dans le détail, à ranimer devant nos yeux la vie locale de tel site aujourd'hui désert ou délaissé : quand

le témoignage des écrivains et des monuments est absolument muet, elles feront émerger du sol même la vision des foules qui s'agitaient jadis au long de telle route oubliée ou dans les soukhs de tel bazar disparu.

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Les résultats de ces deux études auront une valeur générale, c'est-à-dire que, bien établis pour un point donné, ils seront valables pour tous les autres points de la même époque. Le dock anglais est partout le même; qui connaît les us et mœurs de Gibraltar connaît aussi Malte, Aden ou Singapoore. Ces résultats seront en outre discutables et vérifiables, parce qu'ils sont rationnels : l'une et l'autre de ces études s'appuient sur des lois constantes et partent des phénomènes actuels pour remonter aux faits du passé. La Méditerranée d'aujourd'hui explique la Méditerranée d'il y a quarante siècles. Sous nos yeux, l'une de ces couches est en train de se déposer. Depuis le commencement du XIXe siècle, les Anglais ont conquis la direction du trafic méditerranéen. Leurs termes de marine et de commerce, leurs marchandises et leurs modes, leurs mesures et leurs habitudes de navigation ont pénétré de Gibraltar à Alexandrie. La Méditerranée actuelle tient, comme en suspens, ces matériaux anglais, qui se déposeront quelque jour, quand une autre puissance, allemande, française ou italienne, reprendra le dessus. On en pourra étudier alors les gisements principaux autour de Gibraltar, de Malte, de Smyrne, de Chypre et du canal de Suez. Cette couche anglaise recouvrira presque partout la couche française des xvine et xvII° siècles. Installée déjà sous le flot anglais, mais encore apparente, cette couche française est à peu près également répandue d'Alger au Caucase et de Beyrouth à Marseille. La thalassocratie franque de ces deux siècles nous est bien connue. Les gisements en ont été bien explorés. Nous pouvons sans peine en reconnaître les dépôts, grâce aux voyageurs du temps, Tournefort, Lucas, etc., gràce aux rapports diplomatiques et consulaires et grâce encore aux traditions locales. Avant les Français, les Italiens avaient eu cinq ou six siècles de monopole. Une épaisse couche italienne est encore visible en certains points; mais, le plus souvent recouverte par la couche franque, elle serait plus accessible à nos recherches si nous avions les documents enfermés aux archives de Gênes et de Venise. A leur tour, les Italiens avaient eu comme prédécesseurs les Arabes. On peut dire que cette thalassocratie arabe, qui dura trois ou quatre siècles, nous est

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