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presque inconnue, non pas faute de documents, mais faute d'exploration et d'étude. Il en est de même de la couche byzantine, qui, sous le mince feuillet arabe, nous conduit aux bancs épais, compacts et uniformes des Romains et des Grecs. Ceux-ci nous sont familiers. Nous en reconnaissons à première vue les échantillons et les fossiles. Alexandrie et Laodicée, le Méandre et le Tibre, Rhodes et Marseille, Ostie et Panorme parlent à tous nos souvenirs. C'est l'arrière-fond de notre science historique. Ce sont là, croyons-nous, les plus vieux gisements de l'histoire méditerranéenne.

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Mais étudiez cette couche gréco-romaine la topologie et la toponymie ne tarderont pas à vous montrer notre préjugé ou notre erreur. Dans les gisements les plus anciens de cette couche, une étude, même superficielle, fait aussitôt reconnaître des débris qui ne sont pas contemporains de la masse, qui n'ont pas glissé là non plus d'une couche postérieure, mais qui doivent provenir d'une couche plus ancienne. Ce sont, ou des noms de lieux qu'aucune étymologie grecque ou latine ne parvient à expliquer : Ἴδα, Σάμος, Κόρινθος, Sáλzpig, Pŕvez, Kácoç, Massicus, Cumae, Oenotria, etc.; ou des situations de villes contraires à toutes les théories des Grecs, Tirynthe, Chalcédoine, Astypalées, etc.; ou des systèmes politiques, des amphictyonies de sept ports, dont la politique grecque ne donne ni le modèle ni la clef; ou des routes de commerce jadis suivies on ne sait par quelles caravanes, on ne sait pour quel trafic, et abandonnées, semble-t-il, du jour où le peuple grec, maître de ses destinées, eut la conscience de ses propres besoins et la libre disposition de ses forces telles, la route odysséenne de Pylos à Sparte, ou la route légendaire (Thésée) de Trézène à Marathon. Si, mis en éveil par ces constatations, on veut chercher quelque lumière dans le plus vieux document géographique des Grecs, je veux dire dans l'Odyssée, on y retrouve les mêmes mots et les mêmes phénomènes incompréhensibles. Noms, routes, habitudes, conceptions, théories, l'Odyssée ne semble pas grecque. Elle est pleine du moins de souvenirs qui semblent anté-helléniques, parce qu'ils sont anti-helléniques, contradictoires à tout ce que nous savons de la langue, de la pensée, de la vie et de la civilisation grecques. A s'en tenir même au ton général de l'Odyssée, comme des autres poèmes homériques, Gladstone déjà remarquait avec justesse combien les belles formules homériques de

politesse, « J'ai l'honneur d'être fils d'un tel,» par exemple, sont étrangères à ces ignorants du protocole qu'ont toujours été et que sont encore les Hellènes.

Les témoins » de cette couche préhellénique sont répandus dans toute la Méditerranée, mais plus faciles à reconnaître dans les eaux grecques. Là, ils abondent. Sur toutes les côtes grecques et même en travers des îles, des isthmes et des péninsules de la Grèce, ils arrêtent l'explorateur attentif. Pour les diverses régions de l'Hellade, vingt exemples typiques pourraient être cités. Je rapporterai par la suite une expérience qui me fut personnelle. Chargé de fouilles par l'École française d'Athènes à Mantinée et à Tégée (1888-1890), je m'étais proposé l'étude de l'Arcadie. Pausanias en main, j'en ai, durant huit ou dix mois, exploré tous les cantons. Le résultat final fut pour moi la conviction que l'Arcadie primitive, avec ses routes, ses villes et ses noms de lieux, était toute différente de l'Arcadie historique. Sûrement, cette Pélasgie avait moins de ressemblance avec l'Arcadie des Hellènes qu'avec la Morée des Francs ou des Vénitiens, c'est-à-dire avec une Arcadie aux mains de conquérants ou de négociants venus de la mer1. Si l'on veut comprendre, en effet, l'habitat et peuplement de cette Pélasgie, il faut imaginer une route commerciale traversant les cantons parrhasiens, avec des caravanes étrangères qui, débarquées au golfe de Laconie, remonteraient l'Eurotas et descendraient l'Alphée ou la Néda pour gagner les ports de l'Élide. Le site de Lykosoura, mère de toutes les villes arcadiennes et centre du royaume préhellénique, n'est pas conforme aux nécessités des indigènes et n'est pas imposé non plus par les conditions naturelles. Durant les temps helléniques, jamais une ville ne s'est installée dans cette plaine du haut Alphée. La volonté des hommes essaya de lutter contre les indications de la nature : Épaminondas fonda Mégalopolis. Cette ville militaire et artificielle n'eut qu'une existence éphémère et un rôle presque nul. Une grande cité ne pourrait vivre en cet endroit que par un commerce de transit entre l'Eurotas et l'Alphée, par un trafic de caravanes entre le golfe de Laconie et le

1. Victor Bérard, De l'Origine des cultes arcadiens. Paris, Thorin, 1894.

golfe d'Élide. Nous ne voyons pas qu'aux temps helléniques cette route terrestre ait été suivie ou du moins très fréquentée. Sous les Francs et sous les Vénitiens, au contraire, les armées et les caravanes passent ici : le château et la ville de Karytena jouent le même rôle d'étape et de forteresse qu'au temps des Pélasges la vieille ville de Lykosoura, « la première que les hommes construisirent sur le haut des monts1. »

D'autres, en des expériences analogues, sont arrivés au même résultat. M. Clermont-Ganneau a été le véritable initiateur de ces recherches par telle de ses études sur le Dieu Satrape et les Phéniciens dans le Péloponèse2. M. E. Oberhümmer a fait la même découverte pour l'Acarnanie et l'Épire méridionale. Il est obligé d'admettre la fréquentation de ces côtes par un commerce étranger, phénicien, pense-t-il, en des temps antérieurs à la floraison grecque3: c'est à cette côte des Thesprotes qu'embarqué sur un vaisseau phénicien, Ulysse dit avoir été jeté par la tempête. Mais il est un exemple plus court et plus décisif que M. Kiepert a signalé déjà : celui des villes prétendues grecques, portant le nom très grec, semble-t-il, d' 'Actunáλαix.

'Actuñáλaia est un nom de lieu fort répandu dans l'Archipel, Étienne de Byzance connaît cinq Astypalées : 1° une île, occupée jadis par les Kariens et nommée par eux Пúppa, puis colonisée par les Doriens, qui la surnommèrent la Table des dieux à cause de sa fertilité; 2° une ville dans l'île de Kos; 3° une île entre Rhodes et la Crète; 4° une ville dans l'île de Samos; 5' un promontoire de l'Attique. En remontant aux sources, il est visible qu'Étienne a fait un double emploi du texte de Strabon, touchant la même île d'Astypalée : εἰσὶ πολλαὶ τῶν Σποράδων μεταξὺ τῆς Κῶ μάλιστα καὶ Ῥόδου καὶ Κρήτης, ὧν εἰσιν Αστυπάλαιά τε καὶ Tos, dit Strabon au liv. X (p. 488), et il ajoute : μèv ov 'Acτυπάλαια ἱκανῶς ἐστιν πελαγία, πόλιν ἔχουσα. Etienne a transcrit Αστ τυπάλαια νῆσος μία τῶν Κυκλάδων, en comptant une première Astypalée, puis νῆσος πόλιν ἔχουσα μεταξὺ Ῥόδου καὶ Κρήτης, en comptant une autre Astypalée, qu'il catalogue après la ville de Kos. Au vrai, ces deux Astypalées ne sont qu'une seule et même île et ville.

1. Pausanias, VIII, 38, 1.

2. Journal asiatique, X, p. 157; XII, p. 237.

3. T. Oberhümmer, Die Phænizier in Akarnanien. Munich, 1884.
4. H. Kiepert, Sitzungsberichte König. Preuss. Akad., 1891, II, p. 839.

Restent donc seulement quatre Astypalées. Strabon nous en fait connaître une cinquième sur les côtes de Carie, et les inscriptions une sixième dans l'île de Rhodes.

A première vue, l'étymologie de ce nom grec paraît certaine : c'est la Ville Vieille, ἄστυ παλαιόν, synonyme des Παλαίπολις et Παλαιόπολις que nous trouvons dans le Peloponese. Αστυπάλαιον est devenu 'ACTUñáλaia: c'est que, la plupart des noms d'îles et de villes étant du féminin, celui-ci a conformé sa terminaison au modèle commun, ou bien ce n'est là qu'un caprice de l'usage; nous avons en France des « Villevieux. » 'Actuaλta serait donc la Vieille Ville. De tout temps l'Archipel, comme toutes les régions de la terre, a dû avoir un certain nombre de Villeneuves et de Vieillevilles. Mais cette étymologie admise entraîne des conséquences très nettes et très précises pour l'emplacement de ces Astypalées. Les Anciens avaient déjà noté comment la plupart des vieilles villes en Grèce sont bâties loin de la mer. « Les villes nouvellement fondées, » dit Thucydide1, « ayant une plus grande expérience de la mer, plus riches d'ailleurs, s'établirent sur les rivages, en travers des isthmes, pour la plus grande commodité de leur commerce. Mais les vieilles villes, zi òè maλaiαì, à cause de la piraterie jadis florissante, s'étaient bâties plutôt loin de la mer, aussi bien dans les îles que sur le continent. »

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Cette affirmation de Thucydide est conforme à l'opinion commune des Anciens. Tous croyaient avoir constaté que les étapes de leur civilisation étaient aussi marquées par les étapes de leurs villes sur le chemin qui, du haut des monts, les avait amenées jusqu'au bord de la mer : « Platon, » dit Strabon, « conjecture qu'après les déluges ou cataclysmes, les hommes ont dû passer par trois formes de sociétés très différentes. Ce fut d'abord une société simple et sauvage, que la peur des eaux couvrant encore les plaines avait refoulée vers les hauts sommets. Une seconde société se fixa sur les dernières pentes des montagnes, rassurée peu à peu en voyant les plaines qui commençaient à se sécher.. Une troisième société enfin prit possession des plaines mêmes. A la rigueur, on pourrait supposer une quatrième forme, une cinquième, voire davantage en tout cas, on doit considérer comme la dernière la société que les hommes, une fois délivrés de toute

1. Thucydide, 1, 6.

terreur de ce genre, vinrent former sur le bord de la mer et dans les îles. A chacun de ces déplacements, qui, des lieux hauts, entraînaient les populations vers la plaine, correspondait probablement un changement marqué dans le genre de vie de ces populations et dans leur gouvernement1. »

L'affirmation de Thucydide est conforme aussi à la logique des faits et à notre expérience contemporaine ou moderne. Aux siècles derniers, quand l'Archipel turc était infesté de corsaires occidentaux, tous les bourgs des îles, Milo, Syra, Kalimno, Nio, étaient perchés en haut d'un mont, quelquefois tout voisins de la rade principale, souvent, au contraire, fort éloignés : « Le port de Skyros, » dit Choiseul-Gouffier?, « qu'on nomme aujourd'hui la Grande-Plage, n'est plus d'aucune utilité aux insulaires, dont toute la marine consiste en quelques bateaux qui trouvent forcément un abri entre les écueils ou que l'on tire à terre lorsque la mer est trop grosse. Réfugiés vers la pointe septentrionale de l'île, les habitants ne pensent qu'à se garantir de la piraterie générale, héréditaire chez les Grecs. Le village de Saint-Georges, bâti sur un pic élevé, leur offre un asile, et, quoique leurs habitations soient répandues sur le penchant de la montagne et jusqu'au rivage, chacun a, dans la partie supérieure, une seconde maison où il se retire en cas de danger... » « A Syra, » dit Tournefort 3, << le bourg est à un mille du port tout autour d'une colline escarpée...; on voit, sur le port, les ruines d'une ancienne et grande ville, appelée autrefois Syros. » A Milo, « dont les habitants sont bons matelots, et, par la connaissance des terres de l'Archipel, servent de pilotes à la plupart des vaisseaux étrangers, le bourg est à cinq milles du mouillage de Poloni, à deux milles de la grande rade'. » Aujourd'hui, Nio et Milo sont restées sur leurs hauteurs parce qu'elles ont perdu toute importance maritime; seuls, les vaisseaux de guerre les fréquentent encore. Mais, au-dessous de la vieille Syra des Francs, une ville nouvelle s'est installée tout au bord de la mer : la commerçante et grecque Hermopolis s'est élevée sur les quais de l'ancienne Syros.

Mais rien ne vérifierait mieux l'affirmation de Thucydide que l'exemple actuel de Kalymnos. L'île de Kalymnos est faite de

1. Strabon, XIII, 592.

2. I, p. 125.

3. Nous aurons à revenir longuement sur cette Syra de Tournefort.

4. Tournefort, Voyage du Levant, Lettres VIII et IV.

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