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mais on voulut qu'elles nous l'apprissent à fond: ce fut une curiosité et une piété, de connaître en tous ses détails la langue que parlèrent nos pères au moins spirituels dans le coin d'entre Europe et Asie d'où ils étaient partis à la conquête du monde, de l'écrire, de la parler comme eux, si possible, et surtout de savoir comment elle-même s'était créée, quels éléments y étaient entrés, quelles agglutinations primitives avaient abouti à la flexion caractéristique si merveilleusement transmise et maintenue d'âge en âge. Je suis de ce temps-là : << Schleichérien vous êtes, et Schleichérien vous resterez! » me disait mon cher Bergaigne, le jour où je soutins ma thèse de doctorat. Dès lors, cependant, l'idée commençait à se faire jour, que, sussions-nous à merveille l'indo-européen, nous ne saurions encore pas comment il s'était formé une langue donnée n'est qu'un fait actuel, tant que la comparaison avec une autre langue apparentée ne nous a point permis de remonter à un fait antérieur; et jusqu'ici l'on ne connaît point de parent à l'indo-européen. Mais, bien plus, voici qu'on vient nous dire que lui-même nous ne le connaissons pas, que ce que nous appelons de ce nom n'est qu'un schéma, n'a de valeur qu'en tant que système défini de correspondance entre les langues historiquement attestées; rien de plus, et, si schleichérien qu'on soit d'éducation ou de tempérament, il faudra bien qu'on s'accommode de ce nouveau point de vue. C'est le vrai et le définitif; seulement, il y a manière de s'y accommoder.

Depuis les Principien de Paul, tous les linguistes, ou peu s'en faut, en tombent d'accord. Et pourtant c'est précisément, à cette heure, l'école allemande qui s'y montre le moins fidèle dans les applications tous ses adeptes se défendent à l'envi de ce qu'ils nomment <«< glottogonie »; et il n'est presque pas un de leurs plus estimables ouvrages où quelque théorie glottogonique ne montre au moins un bout d'oreille. Ici, c'est une période d'accent intensif que l'indo-européen est censé avoir traversée, antérieurement au stade d'accent tonique que seul nous révèlent les plus anciens et authentiques témoins du parler proethnique; ailleurs, ce sont des racines presque toutes dissyllabiques à l'origine, qu'un processus phonétique accompli au sein même de la langue-mère a réduites au monosyllabisme apparent il semblerait parfois que cette évolution eût été enregistrée par quelque phonographe breveté. N'est-ce point là une survivance de l'ancienne illusion de Bopp, transférée de la morphologie à la phonétique? Comme Bopp se flattait de retrouver un jour l'origine et le sens intime de chaque suffixe, comme il voyait le verbe « être » dans l's de l'aoriste, ou la négation dans l'a sanscrit de l'augment, ainsi l'on veut que chaque voyelle ou chaque consonne de la langue proethnique nous renseigne, non sur ce qu'elle est, mais sur ce qu'elle fut avant d'être ce qu'elle est. Cela, malheureusement, n'est pas en son pouvoir.

Il est utile et légitime de réagir contre ces tendances, dût la réaction, à son tour, dépasser quelque peu le but; et par là j'entends qu'à me supposer capable d'écrire le beau livre de M. Meillet, je ne l'aurais jamais été de hausser mon exposition au niveau de sa sobre intransigeance. Il m'est arrivé, je dois le reconnaître, de restituer jusqu'à des phrases indo-européennes, et de regretter que la syntaxe comparative se privât de ce schématisme commode; et M. Meillet, qui a écrit des pages si neuves et si fortes sur la phrase indo-européenne (p. 326-343), qui a pénétré plus avant qu'aucun de nous dans le mécanisme de la syntaxe commune aux divers idiomes, non seulement a réussi à le définir et à nous le manifester sans le secours d'aucun exemple qui n'appartînt à une langue historique, mais même a conçu et construit toute sa morphologie dans le domaine des faits directements attestés, en cédant le moins possible à la tentation de refaire sur le papier une forme à jamais évanouie. Bien entendu, l'indispensable astérisque foisonne chez lui autant que partout ailleurs; mais il ne signale guère que des racines et des suffixes, c'est-à-dire de simples éléments, les atomes crochus du langage: comment ces atomes se combinent, c'est affaire aux langues réelles de nous le faire voir; et il suffit qu'elles les combinent toutes de la même manière, pour nous convaincre que la combinaison remonte plus loin qu'elles, sans qu'il soit nécessaire de placer immédiatement sous nos yeux cette combinaison hypothétique.

La gageure était hardie; mais il valait la peine de la tenir, et, je le répète, elle est justifiée par le succès: les futurs linguistes apprendront désormais qu'on peut rigoureusement superposer entre eux les manuscrits mutilés que figurent les membres d'une famille de langues, sans récrire d'un bout à l'autre l'archétype perdu, et les sceptiques cesseront peut-être de reprocher à la linguistique de chevaucher la jument de Roland. Il faut donc savoir gré à l'auteur d'un parti-pris de positivisme qui peut sur certains points paraître inopportun ou excessif. La théorie des alternances vocaliques rentre chez lui dans la morphologie, et non dans la phonétique. Pourquoi? C'est un pas en arrière, semble-t-il. Il y a près d'un demi-siècle que Benfey écrivait : << Il est probable que le guna a commencé par n'être qu'une altération mécanique de la voyelle radicale et n'a pris qu'à la longue et par accident une valeur dynamique. » Ne rappelez point à M. M. cette proposition aussi irréprochable qu'indémontrable: il n'a pas besoin qu'on l'en avertisse; il en est aussi informé et, je pense, aussi persuadé que vous; seulement, il ignore la cause mécanique dont relève l'apophonie, et il déclare n'avoir aucun moyen sûr de la connaître. Les saisissantes concordances de l'accentuation et du degré normal, de l'atonie et du degré réduit ou fléchi, véda : vidmá, juhóti: juhute, γένος : εὐγενής, πατήρ : ἀπάτωρ, ne sauraient lui échapper; mais il se refuse à convertir de sa grâce en un rapport de causa

lité ce qui peut n'être qu'une simple coïncidence. « Je n'y étais point », dirait Rabelais.

A ce degré presque superstitieux est poussé le souci de ne rien avancer qui ne soit un fait. Mais, en récompense, quelle abondance de faits, quelle utilisation soigneuse de chacun d'eux à sa place et à son rang, surtout quel groupement habile des faits connexes, et quelles vues d'ensemble sur la structure de ce langage indo-européen, - dont la charpente apparaît d'autant mieux dégagée qu'il s'abstient de la revêtir de maçonnerie factice, je le laisse à penser à ceux qui connaissent les précédents travaux de M. M., et je me borne à constater qu'il s'est résumé et surpassé dans celui-ci. « On ne remarquera jamais assez à quel point tout se tient dans la structure d'une langue >> cette observation est de lui (p. 159) et sert de conclusion à une page où il nous fait toucher du doigt la cohésion intime et nécessaire des particularités saillantes de la morphologie indo-européenne, opposées à celles, non moins cohérentes d'autre part, de la morphologie sémitique. Et il eût pu, s'il l'avait voulu, se donner plus de champ, montrer que la morphologie ouralo-altaïque ou bantoue est, elle aussi, un système de coordination aussi parfaite que d'ailleurs inconsciente. Substituer à l'analyse logique, qui fut la seule grammaire raisonnée jusqu'au commencement du XIXe siècle, le sens et l'observation de l'évolution historique du langage, voilà qui est bien; mais prouver que cette évolution, à son tour, obéit à une logique intime et latente, dont ne se doutent ceux qui la créent non plus que l'abeille ne connaît la mesure du côté de l'hexagone régulier, voilà qui est mieux encore; car c'est vraiment, cette fois, avoir saisi l'essence du langage, et comprendre que la logique aristotélicienne s'est moulée sur lui, bien loin qu'elle lui ait servi de moule.

Ainsi s'explique encore une particularité du plan de M. M., à laquelle évidemment il tient beaucoup. La forme et la fonction sont, dans le langage, deux catégories très distinctes, et l'on n'a su faire de saine morphologie que du jour où, rejetant les langes ou les oripeaux dont la fonction grammaticale et logique affublait la forme, on a envisagé celle-ci toute nue, en elle-même et pour elle-même, sauf à demander subsidiairement à la syntaxe quel rôle elle était appelée à jouer. Voici cependant un livre où la théorie de l'emploi des formes n'est point séparée de la morphologie. Est-ce là un recul? En aucune façon maintenant que la forme et la fonction sont bien nettement tenues pour distinctes et que la linguistique ne court plus le risque de les confondre, elle peut sans inconvénient, elle doit, pour se for

1. Dans un excellent Aperçu du développement de la grammaire comparée (p. 383-414), l'auteur fait bien voir qu'à ce prix seulement la linguistique pouvait naître. « La grammaire comparée n'est qu'une partie du grand ensemble des recherches méthodiques que le XIXe siècle a instituées sur le développement historique des faits naturels et sociaux. >>

mer une idée adéquate du langage, renoncer à les séparer. Deux réseaux concordants, l'un de formes, l'autre de fonctions ainsi pourrait-on, à ce point de vue, définir le langage; et, comme tout se tient dans chacun d'eux, il faut que tout se tienne entre les lieux des points où ils se rencontrent; en d'autres termes, il y a répercussion constante, et implacablement quoique inconsciemment logique, de la genèse d'une forme à son emploi, et de son emploi à sa genèse. Par exemple: si le grec et le latin n'avaient pas confondu l'ancien instrumental, l'un avec son datif, l'autre avec son ablatif, ils n'auraient pas éprouvé le besoin de distinguer, à la suite du verbe passif, l'agent causal de l'agent instrumental, et ils auraient continué, comme le sanscrit, à dire indifféremment dandéna hanyaté << il est frappé par le bâton » et gôpêna hanyaté « il est frappé par le berger »; et, parce qu'ils ont fait cette distinction, les dernières traces de l'instrumental, devenu désormais inutile, se sont effacées chez eux, même dans les déclinaisons où ce cas n'avait aucune raison phonétique ou autre de se confondre avec l'ablatif ou le datif. Consuetudo dicendi est in motu, disaient les anciens, et ils ne croyaient pas si bien dire non seulement l'appareil bouge toujours, mais toujours, à tout moment, les images qu'il fournit sont symétriques.

Le mérite et l'originalité de M. M. sera d'avoir, plus clairement et avec plus d'insistance qu'aucun autre, appelé notre attention sur cette symétrie, et d'avoir orienté dans cet esprit la jeune génération de linguistes qu'il a déjà formée . Sa méthode de groupement, qui ne redoute point le complexe, lui sert en même temps à le débrouiller, en montrant que le complexe n'a pas, au fond, d'autres lois que le simple. C'est ainsi que sa phonétique, au lieu de se limiter au phonème en soi, où elle apparaît nécessairement rigide, pénible et peu vivante, envisage successivement le phonème, la syllabe, le mot. C'était bien simple; mais il fallait s'en aviser.

En présence d'une œuvre aussi complète et elle-même aussi cohérente en toutes ses parties, il y a mieux à faire que d'y chercher quelques lapsus, imputables surtout à l'imprimeur '; mieux aussi, que d'en donner un sec résumé 3; et j'ai cru mieux servir l'auteur et les

1. Cf. Revue critique, LIV (1902), p. 401.

2. P. 92, 1. 4 et 5 du bas, lire « poupe » au lieu de « proue ». P. 207, 1, 14, le mot grec a una de trop. P. 319, 1. 12, véd. utá crutam pourrait en effet signifier « et écoutez », mais signifie certainement, dans ce passage-là (R. V. vii. 68. 8), « et vous avez écouté ».

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3. Un mot pourtant de la masse de renseignements qu'on y trouvera. Méthode. Les langues indo-européennes. - Phonétique. Morphologie (la conjugaison avant la déclinaison). La phrase. Le vocabulaire. Appendices (histoire

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et bibliographie). On ne perdra pas de vue que toutes les langues indo-européennes, y compris naturellement l'arménien, et sauf le seul albanais, qui n'a, en effet, rien d'important à nous apprendre, sont appelées à la fois ou tour à tour en témoignage de ce qu'elles savent des origines.

lecteurs, en me bornant à dégager l'idée générale qui en forme la trame discrète et continue.

Le scrupule qu'apporte M. Meillet à purger la linguistique de tout ce qui n'est point « attesté » doit faire présumer qu'il est encore moins indulgent à l'induction linguistique promenée dans les domaines qui lui sont étrangers; et, de fait, il écrit sans sourciller (p. 366) que « la linguistique ne saurait apporter à la mythologie comparée aucun témoignage solide». Cette phrase ira au cœur des folkloristes qui sont << bien aises » de ne pas savoir le sanscrit. Pour moi, je lui en ferais grief, si je ne tenais qu'un auteur ne doit compte à la critique que de ce qu'il a prétendu enseigner, non de ce dont il a délibérément voulu se taire'.

V. HENRY.

Die Bruchstücke der Skeireins, herausgegeben und erklärt von Dr. Ernst DIETRICH. Mit einer Schrifttafel in Kupferätzung. (Texte und Untersuchungen zur Altgermanischen Religionsgeschichte, herausgegeben von Dr. Fr. KAUFFMANN. Texte II.) — Strasbourg, Trübner, 1903. In-4o, lxxviij-36 pp. Prix : 9 mk.

Depuis Massmann qui, le premier, les publia au complet, on désigne sous le titre conventionnel de Skeireins les fragments mutilés d'un commentaire gotique sur l'Évangile de saint Jean, conservés en huit feuillets manuscrits, partie à l'Ambrosienne de Milan, partie à la Vaticane, et découverts en 1819 par le cardinal Mai. Ces pages éparses sont d'importance à bien des points de vue : elles constituent notamment le seul texte gotique un peu long qui soit indépendant, le seul du moins où l'on ne doive pas nécessairement voir une traduction; et, par cette raison même, elles sont d'intelligence beaucoup plus difficile que les fragments d'Ulfilas, qui se superposent si exactement à l'original grec, et elles ont donné fort à faire aux nombreux commentateurs qui y ont essayé leur sagacité durant trois quarts de siècle. De ces éminents germanistes, aucun, à coup sûr, n'a été mieux informé ni plus pénétrant que le dernier venu; mais aussi son œuvre avait-elle été bien préparée par celle de ses devanciers.

L'esprit de la nouvelle édition est en général extrêmement conservateur. En ce qui concerne l'état du texte, M. D. démontre que les

1. De tout récents rapprochements, que l'auteur connaît bien, Máthava et Пpour0sús (Fay), Nirrti et Nerthus (Speijer), suffisent à venger la linguistique de ce dédain. Mais n'est-il pas encore tout à l'honneur de M. Meillet, qui, amoureux exclusif de la science qu'il connaît à fond, aime mieux la déprécier que risquer de la surfaire?

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