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CONTES POPULAIRES
POPULAIRES DES MANS DU TONKIN

PAR M. A. BONIFACY

Plusieurs publications ont fait connaître les contes populaires des Annamites (1), des Chams (2) et des Cambodgiens (3): mais on est moins bien informé en ce qui concerne les récits qui ont cours parmi les tribus sauvages ou à demi civilisées qui peuplent l'intérieur de la péninsule et le Haut-Tonkin. Les contes suivants pourront donc n'être pas sans intérêt pour les amateurs de folk-lore. Ils ont été recueillis, dans la province de Tuyên-quang (Tonkin) par M. le capitaine Bonifacy, détaché à l'Ecole française d'Extrême-Orient. Nous extrayons des monographies dont ils font partie les notes ci-après sur les peuplades qui les ont fournis.

Les Mans sont les peuplades non-chinoises qui habitaient primitivement les montagnes du Sud de l'Empire et que la pression chinoise a refoulées hors des frontières ; ils se divisent en un grand nombre de tribus, mais il paraît probable que ces groupes appartiennent, en totaité ou en grande partie, à une même race, qui a été diversement influencée par les peuples avoisinants: c'est ainsi que, des trois tribus qui ont fourni ces contes, les Quan-cộc parlent un dialecte chinois, les Cao-lan un thaï modifié, et les Bại-ban une langue particulière qui est proprement l'idiome man.

Les contes I, II et III proviennent des Mans Quan-cộc (annam. « Pantalons courts »), qui se nomment eux-mêmes Tsan sieu nin, « hommes du lointain montagneux ».

Les contes IV et V ont été recueillis chez les Mans Đại bản (« cornes »), dans leur langue kim miên (« hommes de la montagne ») ou Tai pan (« grande planche »).

Les deux derniers contes ont été fournis par la tribu des Mans Cao-lan, (« hautes herbes odoriférantes »), qui se donnent aussi, outre ce nom, celui de Tsan tsây, («< Thaï des montagnes »).

Dans deux autres tribus étudiées par M. Bonifacy, les Quân trắng et les Deo tiên, les mêmes récits se répètent avec quelques variantes.

I

MORT DE RIRE

Il y avait autrefois deux vieux époux fort riches; ils possédaient beaucoup de serviteurs, de bestiaux, de rizières, et habitaient une maison fermée de toutes parts aux intempéries des saisons.

Un jour qu'ils étaient allés se promener aux environs, survint une grande pluie; comme ils étaient seuls, ils enlevèrent tous leurs vêtements, les mirent sur leur tête en les recouvrant de leur manteau de feuillage, et rentrèrent chez eux dans cet équipage. Arrivés dans la maison, la nudité de sa compagne réjouit le vieux, et étendant les bras, il se mit à tourner autour d'elle en

(1) A. Landes, Contes et légendes annamites (Excurs. et Reconn. Nos 20-26).

(2) Id. Contes tjames. (Ibid. No 29).

(3) Aymonier, Textes khmers. Saigon, 1878.

imitant le manège du coq amoureux. Or, pendant qu'ils jouaient ainsi, un voyageur qui cherchait à se mettre à l'abri de la pluie, arriva sans bruit jusque sous la vérandah de la maison. Ayant aperçu le manège des deux vieillards, il se mit à rire si fort qu'il en mourut.

Le vieux, ayant repris ses vêtements, alla voir sous la vérandah ce qui venait de s'y passer: il fut stupéfié en y trouvant le corps d'un homme mort et encore chaud, et s'en alla faire sa déclaration au lý-trưởng qui en rendit compte au tri-huyên du ressort.

Ce magistrat fit mander les deux vieillards et leur demanda des explications. Ceux-ci répondirent qu'ils étaient innocents, mais le tri-huyên ne voulut rien entendre et les condamna à mort. Le pauvre vieillard dit alors que le passant était peut-être mort de rire. Le tri-huyên, incrédule, lui demanda pourquoi ; le vieillard raconta alors ce qu'il faisait avec sa compagne, et, sans toutefois enlever ses vêtements, il recommença son manège. Le tri-huyên le trouva tellement grotesque et rit si fort qu'il comprit qu'un homme, les voyant jouer une telle comédie, avait pu mourir de rire. Il les renvoya donc absous.

II

FRAGILITÉ DE LA VERTU DES FEMMES

Il y avait autrefois deux époux très riches. Ils habitaient une maison bien close, derrière laquelle se trouvait un immense jardin planté de beaux arbres fruitiers; il y avait également dans ce jardin une source d'eau pure et un étang. Ces deux époux n'avaient pour toute postérité qu'une fille, jolie et bien faite, qu'ils chérissaient.

Belle et riche, la jeune fille avait vu beaucoup de gens briguer sa main : des lý-trưởng et des chefs de canton s'étaient présentés tout d'abord, puis des tri-huyên et des tri-phù; mais la jeune fille ne voulait pas épouser ces gens là pour devenir leur servante. Elle ne voulut pas non plus des grands mandarins, tels que bồ-chánh, án-sát, tổng-doc; les parents étaient désolés, mais ils aimaient trop leur fille pour lui imposer un mari.

Cette jeune fille avait l'habitude de se baigner tous les matins dans la source qui se trouvait dans le jardin.

Or il advint qu'un pauvre étudiant, après quatre ou cinq ans d'absence, fut pris du désir de revoir ses parents; pendant son voyage de retour, il arriva un beau soir, exténué, auprès de la maison des vieux époux. En voyant ses vêtements usés, il n'osa pas demander l'hospitalité dans une aussi riche maison; mais, comme il ne pouvait aller plus loin, il entra dans le jardin et monta sur un gros arbre pour y passer la nuit.

Au matin, la jeune fille vint se baigner, selon son habitude: elle se dévêtit complètement, se croyant seule; puis, levant les yeux, elle vit dans les branches de l'arbre le jeune étudiant qui la regardait curieusement. Elle se rhabilla

aussitôt et lui demanda pourquoi il se trouvait là. Le jeune homme raconta son aventure.

La jeune fille lui dit qu'elle avait déjà refusé en mariage des personnages importants, mais que, puisqu'il avait pu voir ses charmes les plus secrets, elle ne pouvait et ne voulait avoir d'autre mari que lui.

Le jeune homme lui parla de sa pauvreté : il n'oserait, disait-il, prétendre à la main d'une personne aussi accomplie; et il l'assurait d'ailleurs de sa discrétion; mais la jeune fille persista et alla avertir ses parents en leur faisant part de sa résolution.

Les parents, qui ne voulaient rien refuser à leur fille, sortirent dans le jardin, rassurèrent le jeune homme, le firent descendre et entrer dans la maison, et se procurèrent à leurs frais tous les présents du fiancé. Ils firent tuer des porcs, des volailles, préparer le festin, et le mariage fut célébré le lendemain.

A peine un mois s'était-il écoulé, que des troubles s'élevèrent dans le pays: tous les hommes valides furent requis pour travailler à faire une citadelle qui permît à la population de se mettre à l'abri des brigands. Le jeune époux fut compris dans cette réquisition.

On remua et transporta des masses énormes de terre, et le pauvre étudiant, peu habitué à ces rudes travaux, finit par succomber et fut enterré sur le chantier, sans qu'on prît soin de lui faire une sépulture honorable, et sans indiquer sa place par un tumulus. Les travailleurs qui succombèrent furent d'ailleurs nombreux.

Cependant, la citadelle terminée, les hommes du village revinrent à leurs travaux habituels: la jeune épouse s'informa anxieusement auprès d'eux et finit par apprendre la mort de son bien-aimé mari. Elle alla alors trouver ses parents et leur fit part de sa résolution d'aller chercher les restes de son époux pour leur rendre les honneurs rituels et leur donner une belle demeure.

Malgré la douleur de la voir partir, les parents ne purent qu'applaudir à sa résolution, et la jeune femme se mit en route, emportant l'étoffe dans laquelle elle espérait ramener les restes de son époux. Arrivée au terme de son voyage, elle se mit à fouiller et à retourner la terre des remparts, sans craindre la fatigue, sans que sa délicatesse fut offusquée par la vue des cadavres et des ossements. Enfin son zèle fut récompensé: elle put reconnaître les restes de celui qui lui était si cher. Elle les recueillit pieusement dans l'étoffe qu'elle avait apportée et mettant son fardeau sur sa poitrine, elle reprit le chemin de sa maison.

Cependant Bouddha, le Saint (Confucius) les Esprits et les Génies furent émerveillés d'une telle preuve de fidélité conjugale, mais ils résolurent de la mettre à l'épreuve pour voir si elle était parfaite.

La jeune femme avait à traverser un torrent dont l'eau lui venait au genou: elle vit tout à coup apparaître auprès d'elle, flottant à la surface de l'eau, une fleur magnifique; elle étendit la main pour la saisir, mais la fleur se déroba, comme emportée par le courant. La jeune femme s'acharna à sa poursuite, et

comme son fardeau la génait, elle le rejeta derrière elle, dans les eaux, oubliant ainsi, en un moment, la vertu si parfaite dont elle avait fait preuve.

Les immortels virent clairement que, quelle que soit la vertu que montre une femme, il ne faut pas l'exposer à la tentation. La volupté (1) a un tel attrait pour elle, qu'elle oublie, pour en jouir, de longues années d'amour et d'honneur.

III

LE CRAPAUD

Il y eut autrefois une si grande sécheresse, que toutes les rizières et les étangs étaient à sec. Il ne restait, au fond des fleuves et des rivières, qu'un mince filet d'eau. Le crapaud, qui ne pouvait plus trouver de marais pour élever ses enfants, résolut d'aller porter plainte au ciel; mais, pour donner plus de poids à sa réclamation, il voulut s'adjoindre des camarades et décida la civette, l'ours et le tigre à l'accompagner. A cette époque, un chemin montait de la terre au ciel, et nos quatre compagnons, après beaucoup de fatigues, arrivèrent enfin à la porte du ciel.

Il n'y avait personne à la porte, mais on y voyait le tambour sur lequel frappent, comme sur la terre, ceux qui ont une réclamation à présenter. Le crapaud frappa donc, et il sortit du tambour un son retentissant. Un Génie envoyé par l'Empereur du ciel se présenta alors, mais ne voyant que le crapaud, il rendit compte à son maître qu'il n'y avait personne, sauf un misérable crapaud.

L'Empereur de jade (2) donna alors l'ordre de lâcher les poules, pour débarrasser la porte de ce crapaud, mais la civette se précipita et croqua les poules. L'Empereur de jade fit alors lâcher les chiens pour punir la civette, mais l'ours les saisit et les étouffa. Alors l'Empereur envoya des satellites armés de fusils, mais ceux-ci furent dévorés par le tigre.

L'Empereur de jade ordonna alors d'introduire le crapaud, et lui demanda ce qu'il désirait : « Je me prosterne à vos pieds, dit le crapaud; à qui pourrais-je porter ma plainte si ce n'est pas au pied de votre trône ? L'ardeur du soleil a desséché la terre, le Dragon ne l'a pas humectée de ses eaux bienfaisantes, je ne puis plus déposer mes oeufs et élever mes enfants. >>

L'Empereur de jade fut touché des malheurs du crapaud et donna l'ordre de faire tomber la pluie sur la terre altérée.

Depuis cette époque, lorsque la terre est desséchée, on entend le crapaud répéter sa prière au Seigneur du ciel, et presqu'aussitôt la pluie bienfaisante descend sur la terre.

(1) En chinois le caractère hoa « fleur » signifie aussi par extension « volupté, plaisir de l'amour »>.

(2) L'Empereur de jade (E) Ngọc Hoàng est le Seigneur du ciel dans la religion de Laotse il est particulièrement honoré par les Mans de toute race.

IV

LES DEUX VOLEURS

Un tri-huyên avait pris un domestique pour décortiquer son riz. Tout en travaillant, cet individu tantôt pleurait à chaudes larmes, tantôt riait aux éclats, si bien que l'entendant, le tri-huyên le fit appeler et lui demanda pourquoi il pleurait et riait ainsi tour-à-tour. Cet homme répondit: « Grand mandarin, je pleure lorsque je songe aux bons parents qui m'ont nourri et que j'ai perdus; je ris au contraire lorsque je me rappelle les bons tours que j'ai faits lorsque j'étais voleur. >>

Le huyện, après avoir réfléchi, lui dit: «Eh bien, puisque le métier de voleur est si agréable, apprends-le moi. » L'autre y consentit, et le soir même le maître et le disciple se mirent en campagne. Ils pénétrèrent dans une riche maison, dont les habitants étaient un père infirme, qui ne pouvait quitter le coin du feu, et trois ou quatre enfants.

Tout ce monde dormait, et les deux compagnons commencèrent à tuer des poules et des canards, volèrent du vin et se mirent à faire une telle bombance que bientôt ils élevéèrent la voix et réveillèrent toute la maison. Le voleur de profession, plus habile, put s'enfuir, tandis que le huyện, encore novice, se laissa prendre par les fils, qui l'enfermèrent dans un sac et le suspendirent au plafond; après quoi ils sortirent pour donner la chasse au voleur qui avait fui. Mais pendant qu'ils le cherchaient au loin, celui-ci, tapi dans l'étable des buffles, sortit de sa cachette, rentra dans la maison, fit sortir le huyện de son sac, y enferma le père infirme, et tous deux s'enfuirent.

A leur rentrée, les fils désappointés de n'avoir pu trouver le deuxième voleur, se mirent à rouer de coups celui qu'ils croyaient enfermé dans le sac; «Ayez pitié de moi, criait le vieux père, reconnaissez votre erreur, c'est moi, c'est votre père que vous frappez. » Mais les fils répondaient en redoublant leurs coups: Comment, voleur, brigand, non content de nous avoir volés, tu profanes encore le nom de père en te réclamant de ce titre sacré ! » Et ils continuèrent à frapper tant et si bien que le vieux mourut.

Lorsqu'ils voulurent se débarrasser du cadavre, ils reconnurent leur méprise, mais ne sachant que faire et voyant que les apparences étaient contre eux, ils allèrent aussitôt dans la forêt pour faire un cercueil et enterrer leur père secrètement. Ils firent donc le cercueil à la longueur voulue, parce qu'ils avaient apporté la inesure; mais, pendant leur absence, le voleur, qui les avait suivis secrètement, raccourcit le cercueil de deux largeurs de main.

Quand les fils apportèrent le cercueil à la maison, ils s'aperçurent avec stupéfaction qu'il était trop court, et, comme ils n'avaient pas de temps à perdre, ils se décidèrent à couper la tête du cadavre pour qu'il y pût entrer.

Le voleur, qui était aux aguets, alla les dénoncer au tri-huyên; celui-ci envoya ses satellites, qui trouvèrent le cadavre avec la tête coupée et emmenèrent les fils et le corps du père au tribunal.

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